Dans ce conte, l’homme dans son ensemble, les parties du corps, et le ressentit de la faim portent des noms pour parler d’eux en tant qu’esprits et entités à part entières.

 L’estomac devient ici « Ewan-le-Ventre »

La faim se nomme « Iwom-la-Faim »

Le corps « Esak-le-Corps »

L’homme « Pémon-l’Homme »

Le coeur « Awan-le-Coeur »

 

« Cela se passait dans la forêt de Brocéliande en des temps fort anciens. Le soleil brillait au milieu du ciel. La moitié du jour pesait sur la forêt, sur le village, et surtout dans Ewan-le-Ventre des hommes car le travail se faisait dur. Les hommes déjà revenus de la chasse, avaient Iwom-la-Faim dans le ventre. Même les enfants n’étaient plus avec le jeu! Les femmes enfin revinrent de la clairière avec les paniers pleins de racines à manger. Les enfants coururent se rassembler autour des feux; là chauffaient les grandes marmites dans les-quelles les femmes mettaient à cuire les choux et les raves. Esak-le-Corps n’aime pas attendre. Quand il veut manger, boire ou dormir, c’est lui qui commande et Pémon-l’Homme lui obéit. La Grand-Mère pensait tout cela en remuant le contenu de sa marmite. Son petit-fils lui dit : — J’ai faim et mon ventre me fait mal ! — Attends un peu, ô mon enfant. — C’est Ewan-mon-ventre qui me fait mal ! — Oui, je sais, ô mon tout petit… Ewan-le-Ventre commande à Esak-ton-Corps. Le Coeur de ton Corps n’entend pas bien le langage de la patience, il ne comprend plus le langage des Hommes. Et pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi ! Le Ventre n’a pas toujours été le maître de l’Homme ! Dans les Temps premiers, ce n’était pas comme cela! 

Tout en parlant, Grand-Mère remuait le contenu de la mar-mite. Mais déjà, l’enfant voulait savoir comment les choses se passaient dans les Premiers Temps. — Comment c’était, avant? On pouvait jouer tout le temps? On pouvait traverser les rivières rapides? On pouvait ne pas manger quand on avait faim ? Dis, Grand-mère, racon-te-moi les Temps premiers ! — D’accord, mais tu mangeras après…

 

Le Conte dit qu’en ce temps-là, quand le monde était en-core tout neuf, les Pémon-Hommes pouvaient changer de corps avec les Choses-du-Monde. Le Chevreuil pouvait devenir l’Arbre. La Femme pouvait s’habiller de la Cascade ou de la Montagne. Pémon-l’Homme pouvait devenir le Sanglier ou le Vent, ou même le Papillon ! Comme les Hommes et les Choses pouvaient changer de chemise les uns avec les autres, ils pouvaient se parler et avoir des petits ensemble. Si tout le monde pouvait changer de Corps, c’est qu’Esak-le-Corps n’était pas le chef, mais il obéissait à Awan-le-Coeur. Il respectait le désir que chaque Chose porte en elle… C’était le Temps de la Joie-des-Choses, le Temps de la Joie-de-Vivre! Mais le temps vint où les Pémon-Hommes n’écoutèrent plus les désirs de leur coeur, mais seulement ceux de leur corps. La tristesse et la noirceur de leurs désirs firent tel-lement peur aux Coeurs-des-Choses que ceux-ci se sont enfouis profond, laissant Esak-le-Corps commander pour toujours… Le temps du Malheur-de-l’Homme était venu ! Alors, alors… le corps du Chevreuil ne voulut plus se don-ner à l’Arbre. Il commença même à lui manger l’écorce ! Alors, alors… la Cascade ne voulut plus habiller la Femme. Parfois même, elle lui prenait ses enfants ! Alors, alors… le Sanglier et le Vent ne voulurent plus prêter leur chemise à l’Homme ! Seul le Papillon eut un peu moins peur; il prend encore parfois le corps de la Chenille! 

Esak-le-Corps et ses besoins avaient pris, dans l’Homme et dans les Choses-du-Monde, la place d’Awan-le-Coeur et de ses désirs. Le Conte dit qu’il y a des Hommes et des Choses qui arrivent encore à dire à Awan-le-Coeur de ne plus avoir peur. Ceux-là peuvent encore faire germer une petite graine de tendresse. Alors, ils mangent et ils dorment quand ils veulent et suivent les ordres d’Esak-le-Corps seulement si le coeur leur en dit! — Ô ma petite Grand-Mère, tu sais, je connais un homme qui a un grand Coeur. Il mange et il boit seulement quand il veut, et souvent il ne dort pas. C’est Merlin qui vit dans la forêt avec les animaux sauvages. »